Les années 1970-1980 étaient "Actuel"
          le mensuel de Jean-François Bizot a si bien incarné la décennie de la new wave, 
          des yuppies et de l'Indien Raoni qu'il lui a à peine survécu. 
          Contrairement à ses idées et à ses journalistes. 
                        Story.



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Conférence de rédaction dans les bureaux d'"Actuel". Philippe Vandel évoque une étude menée au Canada et à New York 
sur les enfants surdoués selon laquelle ceux qui regardent trois chaînes de télé à la fois sont les meilleurs en classe. 
La téloche rend-elle si bête que ça ? "Génial !" , s'enthousiasme Jean-François Bizot. Deux jours plus tard, ce dernier tombe sur Vandel au journal. 
"Qu' est-ce que tu fous là ?! T'es pas à New York ?!" En avril, l'article de Vandel sort : huit pages de reportage 
où apparaît pour la première fois le terme "zapping". "Actuel", c'était ça. Des papiers que l'on ne trouvait pas ailleurs, 
des journalistes qui racontaient le monde avec un train d'avance et une intuition dingue. 
La culture hip-hop, les nouveaux entrepreneurs, les beurs, la banlieue, la new wave, le raï, la world music, la Silicon Valley, la révolution numérique, 
"Actuel" fut le premier média français à en parler. En long, en large d'esprit et rarement de travers. 
Aucun mensuel n'a mieux incarné les années 1980, ses mouvements, ses tendances, son air du temps et ses avant-gardes que le canard de Jean-François Bizot et Michel-Antoine Burnier.



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Il y eut deux "Actuel". Le premier, baba cool, est créé par Jean-François Bizot, journaliste frustré à "l'Express", 
après un voyage aux Etats-Unis sous forme de grande révélation psyché. De 1970 à 1975, il défriche l'underground
importe les contre-cultures (les dessins de Robert Crumb et de Gilbert Shelton squattent les pages), éveille ses lecteurs au féminisme, 
à l'écologie, à la libéralisation des drogues et autres combats ignorés par la société pompidolienne. Pour Bizot, le politique passe par la culture
S'il révolutionne le ronron d'une presse française embourgeoisée ou embourbée dans ses luttes idéologiques, 
le premier "Actuel" est plus confidentiel que le second. Car après une pause volontaire de quatre ans, 
Bizot décide de relancer le titre. Il prend les mêmes - Michel-Antoine Burnier, Patrick Rambaud, Léon Mercadet 
mais pas Bernard Kouchner, parti créer Médecins du Monde - et recommence autrement.


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Fini les utopies post-68, place aux idées neuves et au pragmatisme. "Rien à voir avec la tristesse des années 1970 : 
les années 1980 seront actives, technologiques, vigoureuses et gaies" , écrit Jean-François Bizot en novembre 1979 
dans l'édito du premier numéro d'"Actuel" deuxième période. En couverture, "J'ai fait les poches du dictateur fou !", un reportage 
en Guinée équatoriale du journaliste Patrice Van Eersel pris en photo s'enfuyant avec une valise d'où s'échappent des liasses de billets
Parmi les titres de une : "Le funk arrive : on va se marrer", "Reportage photo complet d'une chasse à l'homme à Houston", 
"le Nettoyage de Barbès", "J'ai voulu tester tous les tranquillisants". " Bizot poursuit dans son édito : 
“ Actuel” veut trancher sur l'interrogation sans fin et la morosité angoissée . Nous ne comptons pas esquiver les grands problèmes 
mais nous voulons d'abord raconter l'époque et, dans l'époque, tout ce qui ouvre les portes sur un avenir actif...
Nous voulons présenter des aventures modernes."




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Des longs reportages écrits à la première personne. Il cite comme modèles Joseph Kessel et Albert Londres et réfute l'influence du nouveau journalisme américain 
théorisé par Tom Wolfe, celui du gonzo à la Hunter S. Thompson. Qu'il finira par admettre, tout comme celle de "Life" et du "Paris Match" 
des années 1950, un peu plus tard, une fois reconnus le succès et la patte sans équivalents de son "Actuel"
"Curieux surtout. Curieux de tout" "Le rôle du second “Actuel” a été de dire : 
“Il n'y a pas que l' Amérique, il y a des mégapoles en Afrique, de la musique géniale en Amérique latine, des gens qui entreprennent en France… , 
nous explique paradoxalement Bernard Zekri, l'homme qui, de New York, raconta la naissance du hip-hop ou Madonna 
avant qu'elle ne soit star dans les pages du mensuel. C'est la première fois qu'il y a, dans la presse en France, 
l'envie d'aller voir le monde, de valoriser les mouvements jeunes, une idée de mouvement, de circulation. 
"Tout ce qui sortait dans les autres journaux, on ne le faisait pas , se souvient Philippe Vandel. Il fallait que les lecteurs soient bluffés sur 130 pages.




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"Le jour où on a fait 8 pages sur Nina Hagen et la couverture [titre : "la Première Star allemande depuis Marlene Dietrich"], personne ne savait qui c'était." 
Les vedettes que s'arrachent les concurrents, très peu pour Bizot. A moins de les aborder d'un point de vue sociétal (Maruschka Detmers
l'année du "Diable au corps" : "Cette fille est-elle un danger moral ?") ou comme on ne les a jamais lues 
(Gainsbourg se confessant longuement : "Mon zizi est partout, ma tête est dans “Actuel”" ). En revanche, c'est dans le magazine 
que l'on s'épanche pour la première fois sur les Rita Mitsouko, Eric Cantona ou la new wave , 
la célèbre une "Les jeunes gens modernes aiment leur maman", avec les membres du groupe Marquis de Sade photographiés en compagnie de leurs daronnes. 
Et pas qu'un peu. Longs, parfois trop, les papiers oscillent tous entre 10 et 40 feuillets. Néanmoins, "Actuel" fait aussi la part belle aux photos. 
Claudine Maugendre, alors directrice de la photographie, une historique de l'équipe à Bizot précise : 
"L'idée, c'était des grands textes à la première personne et des grands reportages photos entièrement autoproduits". 
On bougeait tout le temps. Jean-François passait, me disait “Viens, on va chercher des sujets” 
et on partait à Londres, à New York, je ne sais où. On allait flairer. On était tellement libres quand j'y pense. 
Tellement ouverts. Curieux surtout. Curieux de tout."




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Les couvertures, entre la pochette d'album et la provoc brindezingue à la "Hara Kiri", imposent l'identité hors norme du mensuel. 
"Elles n'étaient pas toujours réussies , confesse Claudine Maugendre. On a loupé celle sur la Pologne, celle sur le zouk, on en a loupé plein. 
Avec l'esprit tordu de mes copains et leurs accroches folles, c'était parfois le cauchemar." Au tout début des années 1980, 
la presse en France n'a pas la culture de l'image des Anglo-Saxons. "Actuel", si. "C'était un journal très aimé par la pub pour sa façon 
de mettre en scène les reportages" , remarque Zekri. Au contraire de "Libé", son cousin et rival, l'autre titre-phare de la décennie, 
tributaire de ses racines ultragauchistes, "Actuel", hermétique aux chapelles et politiquement plus velléitaire 
(le trotskiste Léon Mercadet y côtoie l'anar Patrick Rambaud), accueille à bras ouverts l'ère de la publicité. 
Sans céder d'un pouce sur sa liberté éditoriale. Zekri : “Actuel” a fait voler en éclats les barrières du journalisme sérieux." 
Un souffle nouveau, une ouverture inédite sur le monde Le premier grand reportage photo d'un magazine occidental sur la résistance afghane, 
c'est dans "Actuel". Les premiers témoignages de malades du sida, aussi. "Entre le moment où j'ai fait les interviews et la sortie du papier, 
deux des trois témoins étaient morts" , confie Vandel. Le premier guide de la banlieue, encore "Actuel". "Je n' en ai jamais vu d'autres depuis , 
note Zekri. Ils avaient réussi à répertorier les boîtes, les bars, les premiers sound systems...
" Le premier portrait de Bernard Tapie ("le Businessman le plus hilare du pays") et la première fois qu'on entend parler de Steve Jobs 
dans la presse française, c'est dans la rubrique "Coup de fric" du journal. Rubrique qui vaudra au titre de se faire accuser par Guy Sorman 
d'être "un des foyers idéologiques du nouveau conservatisme à la française". "Qu'est-ce qu'on a rigolé !" , se souvient Claudine Maugendre. 
"En revanche, on était mauvais en ciné , remarque Marie Colmant. On a tout laissé passer. Je me souviens être allée voir Jean-François 
après avoir découvert “E. T. ”, ça ne l'intéressait pas."




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Le succès suit vite. Le titre incarne un souffle nouveau, une ouverture inédite sur le monde qui séduit, 
principalement les jeunes urbains, et réveille la France giscardienne aux trois chaînes de télé. 
Le premier numéro, d'abord tiré à 60 000 exemplaires, se vend le double. L'été 1981, au lendemain de la victoire de Mitterrand, 
alors que la Ve République est pour la première fois gouvernée par la gauche, "le Paris Match des branchés", 
au pic de sa gloire, tire à 410 000 exemplaires. En 1982, on lui compte près de 2 millions de lecteurs. 
La vie de la rédaction se partage entre les bureaux (d'abord rue Réaumur, puis rue du Faubourg-Saint-Antoine) 
et l'hôtel particulier de Bizot à Saint-Maur-des-Fossés, un domaine où logent bon nombre de ses collaborateurs, pour un temps ou pour longtemps. 
Claudine Maugendre note : "Jean-François ne supportait pas de vivre seul. Il s'est donc créé une espèce de communauté
Il disait : “Je vous offre le logement, l'électricité, et vous venez habiter là”." Bizot, le noctambule qui ne se pointait jamais au bureau avant 16 heures, 
le patron soupe au lait aux cent idées par heure capable de changer tout le magazine à la dernière minute, fait de Saint-Maur un havre d'échanges 
et de soirées interminables, de circulation d'idées et de substances en tout genre. "On y croisait Ray Lema, les Rita, Chéri Samba, Patrick Eude-line
Ged Marlon, Farid Chopel , raconte Marie Colmant. C'était un truc ininterrompu." "Actuel" célèbre son premier anniversaire au Palace, 
a ses quartiers au Rex Club, organise une fête à New York. Bizot nourrit même l'ambition d'y créer une version outre-Atlantique.



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Le secret du succès tient au binôme à sa tête : Jean-François Bizot et Michel-Antoine Burnier. La Bize et la Burne.  
L'allumé charismatique et le pragmatique discret. Le globe-trotter et le casanier. L'héritier de riches industriels lyonnais, diplômé de chimie, 
passionné par l'Afrique, et le fils d'une famille bourgeoise de Haute-Savoie, sorti de Sciences-Po, obsédé par Tintin
Deux puits de culture tous azimuts. Autour d'eux et du noyau dur de la première époque, une bande de jeunes que déniche Bizot
inlassable révélateur de talents. Zekri (futur boss d'iTélé, des "Inrocks" et de Nova), Vandel, Colmant, Ariel Wizman, Karl Zéro, Frédéric Taddeï, Paul Moreira, 
Doug Headline, les documentaristes Christophe Nick et Thomas Johnson, pour ne citer qu'eux, font leurs armes à "ACTUEL"
quand ils ne passent pas par l'autre officine made by Bizot, Radio Nova, comme Jamel ou Edouard Baer. Tous ont ensuite été récupérés par Alain De Greef
le directeur des programmes de Canal+, et ont participé à faire de la chaîne cryptée la réussite que l'on sait. 
On peut d'ailleurs légitimement se demander à quoi aurait ressemblé le Canal des années 1980-90 sans le vivier "Actuel"
son ton irrévérencieux et son esprit décalé. La bande à Bizot ne s'est pas contentée de moderniser la presse française 
et d'ouvrir la voie à "Globe", "Max", "les Inrocks" ou "Technikart", ils ont anticipé, quand ils n'ont pas initié, les futurs concepts à succès de la télé.




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"Un des ressorts du journal, c'était la fraîcheur des journalistes par rapport à leur sujet. Découvrir les choses faisait partie de l'expérience du papier. 
Quand on se retrouvait sur une zone de conflit, on n'avait pas les mêmes réflexes que nos confrères spécialistes, on était un peu à part.
" Soit une des idées fondatrices du "Petit Journal" de Yann Barthès dont le producteur, Laurent Bon, a travaillé pour "Actuel"
Lorsque Patrick Rambaud se fait passer pour un maître d'hôtel chez des riches ou qu'il ingurgite 200 heures de télé, le titre popularise la pratique du life swap , 
exploitée à tire-larigot depuis, et dans une tout autre optique, par les programmes de télé-réalité type "Vis ma vie". 
Sans parler des impostures du magazine : Yannick Blanc se faisant passer pour un ouvrier noir sur un chantier, André Bercoff pour un prince arabe 
cherchant à acheter la ville de Bordeaux, Luis González-Mata (un véritable espion engagé comme reporter par Bizot) pour l'aumônier de Juan Carlos 
au Vatican et révélant le scandale de la loge maçonnique P2. Ces dernières suscitent leur lot de controverses. 
Des broutilles comparées au jour où, peu après la parution du reportage de Christophe Nick, "Découpé en rondelles, le patron du bar flottait dans le Doubs", 
ledit patron se présente dans les bureaux du magazine. "Actuel" est accusé de bidonnage. La bourde, due au rewriting sauvage à l'œuvre dans la rédaction, 
traumatise Bizot. "L'inexactitude est devenue sa hantise" , se rappelle Vandel. De toute manière, "Actuel" a fait son temps. Les jeunes gens modernes ne le sont plus
leurs innovations ont été redigérées partout. Les ventes baissent. La loi Evin, qui interdit les réclames pour l'alcool et les cigarettes, 
sonne le glas des revenus publicitaires. En trois ans, le mensuel perd 25 millions de francs. En décembre 1994, il met la clé sous la porte.
 Sur la couverture du dernier numéro, "A bientôt !" écrit au rouge à lèvres sur fond blanc. 
Bizot est mort en 2007, Burnier, en 2013, et avec eux un certain âge d'or de la presse. 
Zekri pointe : "Ce qui a tué “Actuel”, c' est le TGV. Avant, on avait le temps de le lire dans le train. Avec le TGV, les papiers d'“Actuel” sont devenus trop longs."



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Jean-François Bizot est mort le 8 septembre 2007. La presse a salué sobrement le créateur du magazine Actuel, bien incapable de témoigner 
réellement de ce qu'était ce magazine dans la France de Pompidou, juste après mai 1968. 
J'ai ressorti pour l'occasion ma collection qui va du n°1 de novembre 1970 jusqu'à numéro double 22-23 de juillet à septembre 1972. 
Eh oui. C'était la première période du magazine, la plus underground, souvent baclée, mais quelle avance sur son temps, quelle liberté, quel bol d'air!
Et sous des dehors protestataires et ô combien subversifs, Bizot était loin d'être un gourou de la contre-culture ou un doctrinaire
et ne se prenait pas plus au sérieux que cela.




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