
L’une des voix les plus originales du courant post-punk s’est éteinte. Poète, chanteur, musicien avant-gardiste, avec la disparition de David Thomas, c’est tout un pan du rock (très) alternatif qui s’en va. Il avait 71 ans.
C’est un pan de l’histoire du post-punk, de l’avant-garage (l’expression qu’il avait utilisée pour définir la musique de son groupe) qui s’effondre avec le décès annoncé ce matin du chanteur David Thomas, patron des légendaires Pere Ubu.
Une voix aiguë et volontairement chevrotante, pas très loin de celle de John Lydon (ex chanteur de PiL et des Pistols), c’est peut-être ainsi qu’on se souviendra principalement de David Thomas.
À dire vrai, ce serait réducteur : le musicien a apporté au rock, né des cendres du punk, un audacieux mélange s’appuyant sur une vision très arty de la structure de ses compositions et rurale pour le son sans fioriture (Pere Ubu avait sa base en plein Midwest) ; une sorte de Talking Heads plus prise de tête, sans le côté dansant.
David Thomas et de Père Ubu auront engendré tout un tas de formations se réclamant du courant cérébral du post-punk qui ne rechignait pas sur une certaine théâtralité ou bien encore sur le genre "math rock", dont on se demande encore ce que cela peut bien vouloir dire.
Avant de former Pere Ubu, David Thomas avait sévi (avec Peter Laughner et Cheetah Chrome) au sein du collectif punk et déjanté de Rocket From The Tombs pendant un peu plus d’un an.
Puis ce fût l’expérience – et le mot n’est pas trop fort – Pere Ubu inspiré de l’œuvre d’Alfred Jarry qui, comme lui, cultivait précieusement son avant-garde, cf la pataphysique (la science des solutions imaginaires, pour faire simple) et la pièce Père Ubu.
Inutile de souligner plus longtemps à quel point David Thomas avait fait bouger les lignes d’un genre rock qui s’essoufflait avant de connaître une véritable renaissance à laquelle Pere Ubu, The Residents, James White (mort l’année dernière) ou Glenn Branca (disparu en 2018) n’étaient certainement pas étrangers.

Au sein de ses divers collectifs (avec en premier lieu les mythiques Rocket From The Tombs originaux), Thomas s’était rapidement imposé comme le leader incontesté, fidélisant autour de lui des musiciens très solides et techniquement compétents qu’il mettait au service de ses projets. Il avait démarré en tant que journaliste à Cleveland avant de se lancer à corps perdu dans la musique au milieu des années 70. Durant une bonne quinzaine de mois au sein de RFTT avec Cheetah Chrome et Peter Laughner, il avait lancé les bases d’un mouvement qui ne s’appelait pas encore tout à fait le punk mais qui y ressemblait. Sonic Reducer, chanson qui deviendrait le symbole de cette époque quelques années plus tard, fut composée dans cette effervescence des débuts. Formant en 1976, le Pere Ubu il lançait une aventure sans précédent mêlant le punk, le post-rock, et une sophistication art rock insensée qui allait laisser derrière elle des albums sans équivalent dans l’histoire des musiques récentes. L’audace du groupe saute partout aux oreilles mêlant cuivres (la clarinette notamment), instruments électriques et souci permanent de se rattacher aux musiques américaines.
Sa voix caractéristique, son audace, son aura, la crainte qu’il inspirait à travers ses mouvements d’humeur, ont fait de lui un personnage respecté et vraiment à part ces quatre ou cinq dernières décennies. Les albums Modern Dance (1978), Dub Housing (1978), Pennsylvania (1998) sont des classiques mais David Thomas n’aura quasiment jamais faibli, offrant sur le tard avec The Long Goodbye (2019) ou 20 Years in A Montana Silo (2017) des chefs d’oeuvre tardifs à son public. En 2023, il avait sorti son dernier album en date Trouble on Big Beat Street, autre disque majeur et qui intervenait presque par surprise après l’annonce d’une longue maladie.C’était aussi une bête de scène incroyable comme en témoignait en 2020 la sortie d’un live capté en Pologne.
Annoncée hier sur le site du groupe sa disparition, douce auprès des siens à Brighton (il n’avait pas remis les pieds aux Etats Unis depuis des lustres), est intervenue suite à une reprise de cette “longue maladie”. Le communiqué évoque l’enregistrement d’un dernier album qui en était, semble-t-il, au stade du mixage et dont on pourra sûrement profiter dans les mois qui viennent. David Thomas a demandé à son équipe de poursuivre le travail d’archivage et de mise sur le marché de l’ensemble des concerts qu’il a donnés de son vivant et qu’on peut écouter et acheter sur le bandcamp du groupe. On l’avait croisé à plusieurs reprises au milieu des années 2010, avec notamment cette interview d’avant concert. Un monument singulier s’en est allé. Il se tient encore assis devant nous ce matin, dans toute sa démesure.

Derniers commentaires